18 – Brasserie de Lachapelle

Créée au tout début du XIXe siècle, au centre du village de Lachapelle, la “Brasserie Grisez” a été transférée vers 1850 à la sortie ouest de la localité, où elle s’est agrandie et modernisée, particulièrement sous l’impulsion du quatrième brasseur, Jean-Baptiste Grisez (1861-1915), qui inventa un système original de refroidissement du moût. Conduite de père en fils par cinq générations de brasseurs, la “Brasserie de Lachapelle”connut un rayonnement important entre les deux guerres, la production de bière atteignant en 1938, 32000 hectolitres et la distribution étant effectuée dans quatre départements.
 Après la dernière guerre cette petite brasserie dut faire face aux assauts conjugués de brasseries plus importantes, en particulier de celles du groupe Franche-Comté-Alsace (Lutterbach et Sochaux). La concurrence s’avérant de plus en plus vive, le dernier brasseur, Jean Grisez (1900-1971) eut notamment l’idée d’utiliser
l’appellation “Bière d’Alsace” sur les étiquettes et les capsules. La “Brasserie de Lachapelle” est alors assignée devant les tribunaux par le syndicat des brasseurs d’Alsace, lequel estime que cet usage crée une confusion avec les produits des brasseries d’Alsace et constitue un acte de concurrence déloyale. La “Brasserie de Lachapelle”, condamnée d’abord par le tribunal civil de Mulhouse, a été reconnue dans son bon droit en 1957 par la Cour d’Appel de Colmar qui a précisé “Lachapelle commune du Territoire de Belfort, est située dans l’ancienne province d’Alsace et fait partie du Sundgau“. Ce procès est demeuré célèbre dans la profession brassicole et la “Brasserie de Lachapelle” put ainsi, avec quelque juste fierté, utiliser jusqu’à sa fermeture les termes de “Bière d’Alsace”, “Sundgau-Pils” et “fabriquée en Alsace”.
La “Brasserie de Lachapelle” a été la dernière brasserie en activité dans le Territoire. En effet, si l’on dénombre jusqu’à cinq communes brassicoles au siècle dernier dans le département (Belfort, Courtellevant, Cravanche, Joncherey, Lachapelle) seules les brasseries de Belfort (Wagner) et Lachapelle poursuivirent leur activité après la guerre de 1914-1918. La Brasserie Wagner cessa sa production vers 1950, pour n’être qu’un dépôt de la Brasserie de Sochaux, partie du groupe Franche-Comté-Alsace et fusionna en août 1962 (soit un mois avant la fermeture de la Brasserie de Lachapelle) avec la Brasserie de Champigneulles.
Le site de Lachapelle est le dernier site brassicole de notre région. En effet, l’industrie brassicole a connu au cours des cinquante dernières années une crise très importante, semblable à celle de l’industrie textile, qui s’est traduite non seulement par la fermeture de multiples brasseries de toutes tailles, mais aussi par la destruction quasi systématique des locaux industriels correspondants. Dans notre région les bâtiments de Lutterbach, de Sochaux, de Colmar (!) ont été détruits, pour ne citer que les anciennes brasseries les plus proches de Lachapelle.
Monsieur Volver, un technicien de la bière, conservateur du Musée européen de la Bière de Stenay (Meuse) considère que certains bâtiments sont remarquables :
– un des bâtiments situé le long de la route, construit en 1857, constitue un des premiers témoins de l’architecture brassicole en France.
– la tour de refroidissement, bien que construite plus récemment, mérite elle aussi, selon M.Volver, d’être protégée, en raison, non seulement de sa forme caractéristique, mais aussi parce que la totalité de ce genre de bâtiments ont été soit détruits soit complètement transformés.
– quant à la salle de brassage, construite sur cinq niveaux et accolée à la maison du maître-brasseur, elle fait apparaître le passage de la brasserie du stade artisanal au stade industriel en raison de ces modifications successives.
– une protection mériterait également, selon lui, d’être accordée aux caves et glacières, actuellement en bon état et construites à partir de la fin du siècle
dernier. Ces deux catégories d’éléments sont uniques dans la région et touchent à la mémoire collective des habitants du secteur. Certaines personnes âgées ont en effet encore en mémoire les périodes de rentrée de la glace en hiver qui constituaient une activité combien originale et pittoresque !
Source : ARTICLE PARU DANS LA REVUE  « La Vôge » et écrit en 1992 par Yves Grisez
1930, Maison de la Bière de Lachapelle, rue Jean Jaurès à Belfort

Au premier plan, alignés sur le trottoir, clients et badauds posent devant le photographe. Les hommes et les femmes sont élégants, les messieurs portent des cravates, il y a quelques uniformes. Les femmes sont vêtues de manteaux, fourrures et chapeaux. Les enfants sont en culottes courtes. En arrière plan, la façade ainsi que la salle de la brasserie largement ouverte sont de style Art Déco. En haut à gauche, le blason de la brasserie Grisez Bière de Lachapelle de Lachapelle-sous-Rougemont.

 

Malgré une mobilisation pour tenter de protéger ce patrimoine industriel, les bâtiments liés à la production sont quasiment tous rasés en 1993 dans le cadre de l’aménagement de la ZAC de la Brasserie.

Occupés de façon intermittente depuis la fermeture, la majorité des bâtiments sont en effet en mauvais état.

Seuls subsistent les bâtiments situés sur rue, qui ont été convertis en immeubles d’habitation.

Ci-après quelques photos prises en 1980 (Jack DUMONT)

“FAIRE LA GLACE”

Souvenirs de Colette HAAS, descendante de la famille Grisez, « Lorsque le
grand froid était attendu.. »
L’exploitation de la glace à l’étang de la brasserie de Lachapelle était une activité ancestrale. Bien qu’elle ne correspondait plus à une contrainte technique, elle s’est poursuivie alors qu’elle était abandonnée dans la plupart des brasseries depuis le début du siècle.
La dernière rentrée de la glace a lieu en 1956, hiver dont chacun a encore en mémoire la rigueur. Les grands froids avaient commencé le 1er février jusqu’en mars, atteignant de -20° à -25°. Les anciens ouvriers, encore actuellement au village, se souviennent avec émotion de cette activité et nous ont confié leurs souvenirs. Nous les avons recueillis avec joie car, à ce jour, peu de publications en ont fait état.
 A chacun sa tâche ! Avant que l’hiver ne s’installe, à l’atelier de menuiserie ou d’outillage on prépare et met en état le matériel nécessaire à l’exploitation : les perches, les haches, les pics à deux dents avec un manche de 2,20 m, les pioches, les pelles étaient ré-emmanchés, la goulotte (1) ou les ponts de bois étaient fabriqués ou réparés. Le pont était un ouvrage de bois que l’on posait sur les camions ; il avait un double usage. Il protégeait le fond et les parois des camions lorsque les blocs de glace tombaient de la drague avec force et poids d’une part et d’autre part, du fait de sa légère inclination, il n’y avait qu’à ouvrir la ridelle arrière du camion et son contenu se déversait dans les godets d’élévation. L’outillage était entreposé, avant la saison, dans le petit cabanon de bois à côté de la drague au bord de l’étang.
On peut le voir sur la photo ci-dessous (oui c’est bien la RD83…dur à croire aujourd’hui qu’il était possible de s’y promener !)
Faire la glace, cela dépendait de la température et du volume d’eau accumulé dans l’étang durant l’été. Lorsque la saison avait été sèche, on lâchait l’eau de l’étang “Jeantet” (aujourd’hui nommé étang Bruat, nom d’un de ses gendres); situé
légèrement au-dessus, de l’autre côté de la route. L’eau et les poissons étaient lâchés, même le Black-Bass dont on faisait bonne chair. "On n’a jamais vu pas de glace dit un témoin du passé et si ce n’était pas à Lachapelle on se fournissait ailleurs, à Lauw, à Cernay, au lac de la Seigneurie et quelque soit le jour ou les conditions atmosphériques, on y allait.
On se souvient d’avoir été appelé un dimanche d’hiver pour aller à Cernay.”C’était le 17 janvier 1926, je m’en souviens car c’est ce jour-là que j’ai accouché – dit l’épouse – et on demandait à mon homme d’y aller”.
La prise de la glace dépendait aussi de l’exposition de l’étang. A l’étang de la Brasserie on planta une haie de thuyas du côté est pour éviter que le souffle de la bise n’empêchât la surface de l’eau de prendre. Il est vrai que la Brasserie, comme l’étang, se trouve sur la hauteur en plein couloir de la Trouée de Belfort.
C’est un temps pour la glace.
L’ouvrier chargé de surveiller l’épaisseur de la couche de glace apportait un échantillon au patron. Il fallait bien une couche de 20 cm d’épaisseur pour pouvoir en faire valablement l’exploitation. Parfois, la glace était pourrie, lorsqu’elle était
couverte de neige ou lorsqu’elle avait subi des transformations successives du fait du gel et du dégel. Lorsque l’on jugeait que la couche n’était pas assez solide (15 à 20 cm) on posait à la surface des planches à plat pour limiter les risques qu’il pouvait y avoir à marcher dessus. ll y avait des années exceptionnelles, en particulier l’année 1888. On avait pu ramasser la glace du 20 décembre 1887 au 10 Mars 1888, la glace atteignait 30 cm.
Le personnel inoccupé à la brasserie du fait de la morte saison “allait à la glace”. Certaines années on embauchait pour la glace. Comme dans toutes les brasseries il y avait un train de culture qui permettait d’élever des chevaux pour les attelages indispensables aux livraisons de bière et à la rentrée de la glace. Avant l’apparition des camions (vers 1910) les paysans du village apportaient leur contribution avec chevaux et attelages ; cette occupation d’hiver était un gagne-pain supplémentaire. Il y avait en moyenne une vingtaine de personnes occupées à
la glace ; il y en eut jusqu’à trente-cinq. Pas de tenue spéciale, pas même de bottes ou de gants appropriés, chacun fournissait son vêtement et l’on se réchauffait au brûlot allumé avec de vieilles caisses. On n’a pas souvenir de bains forcés dans l’eau glacée. La technique utilisée est présentée par un ancien. “L.D. montait sur l’étang et coupait à la hache des morceaux grands comme deux fois la chambre, cela formait des radeaux au milieu desquels on perçait un trou pour passer la perche qui permettait de faire avancer le bloc de glace jusqu’au bord pour le chargement dans la drague. Ensuite on détaillait avec des pics pour faire des morceaux d’un mètre à peu près pesant environ 15 kg”. A l’origine ceux-ci étaient chargés à bras sur les voitures à chevaux, puis on utilisa la drague, appareil élévateur mue grâce à une machine à vapeur et par la suite électriquement.
“C’était bien, çà sortait de l’ordinaire” dit P.G. et chacun de se souvenir du vin chaud préparé par la patronne et apporté dans des brocs, le matin et à 16 heures, moments attendus pour faire une petite pause. Cet instant semblait privilégié, les ouvriers se retrouvaient avec les paysans venus accompagnés de leurs charrois. Pour les enfants c’était une curiosité que ces gros blocs de glace que l’on voyait manipuler avec l’envie de les caresser ou d’y porter une langue avide.
On profitait aussi pour faire comme les grands et tremper ses lèvres dans le vin chaud réservé aux adultes. Jusqu’aux années vingt, la drague qui recueillait les blocs de glace au bord de l’étang pour les hisser sur les véhicules était mue par une machine à vapeur installée sur place de même que l’élévateur à godets qui permettaient de déverser le contenu des voitures dans les glacières aménagées dans les bâtiments de la brasserie. En 1920 les documents de situation du
matériel mentionnent : “un moteur électrique à courant continu servant à l’élévation de la glace -8 HP- estimé à 3000 F … les chaînes à glace servant au remplissage des glacières estimées à 10 000 F”.
C’est le début de la mécanisation. C’est aussi le paysage familier de la façade ouest de la brasserie que l’on aperçoit en arrivant de Belfort avec les deux chaînes à godets correspondant aux deux glacières.
Les glacières
La définition que le Larousse encyclopédique (1950) donne de la glacière précise
qu’autrefois c’était une cavité souterraine dont on trouve encore des vestiges dans le Doubs et dans bien des contrées. La conservation de la glace s’est faite ensuite dans des bâtiments construits à cet effet et enterrés de deux à trois mètres seulement sous terre. Les murs étaient en pierre doublés de briques et atteignaient une épaisseur de 0,80 à 1 m. Le remplissage se faisait par la partie supérieure. Après élévation par la chaîne à godets, une goulotte en bois guidait les morceaux de glace et les précipitait dans la partie de la glacière la plus proche.
Ensuite, le déversement se faisait dans un wagonnet qui acheminait la glace vers la partie plus éloignée et faisait le va-et-vient, sur le haut de la paroi, à environ 10 m de hauteur.Les ouvriers veillaient à l’acheminement et aidaient au déversement dans une atmosphère froide et humide, au risque de tomber dans le gouffre. Un seul accident grave est survenu dans ces lieux. En 1937 Pierre Ronfort chuta du haut du mur sur la glace entassée se brisant bras et jambes. Gravement blessé à la tête il décéda dans les jours qui suivirent.
La rentrée de la glace pouvait durer trois semaines, temps nécessaire pour remplir les glacières, quand la température le permettait. Le travail de la goulotte et du wagonnet était complété par les hommes qui descendaient dans la glacière quand il ne restait plus à remplir qu’un espace de deux mètres de haut, afin de répartir la glace et de réduire au maximum les espaces vides, même avec des sacs. Pour la conservation il était indispensable que la glace forme un tout homogène.
Le bruit des chaînes à godets, fonctionnant parfois simultanément, était devenu familier, malgré son intensité donnant un peu de vie dans la nature endormie par le froid. Lors de l’acheminement des blocs de glace il y avait fréquemment des chutes par-dessus les godets, mettant en danger les ouvriers occupés au déchargement. Il n’existait aucune protection de sécurité. Au pied des chaînes à godets, on pouvait voir pendant des semaines et parfois jusqu’au printemps, la langue glaciaire, en forme de cône, adossée au mur extérieur, provenant des débris tombés lors du chargement.
A la Brasserie de Lachapelle deux glacières distinctes ont été construites au fil des ans : une petite et une grande.
La petite servait à emmagasiner la glace qui était extraite régulièrement dans des futs, élevés grâce à une potence, chargés sur les camions et livrés au cafetiers et dépositaires pour approvisionner les coffres servant au refroidissement des boissons, contribuant ainsi à garantir chez le débitant la température exigée pour la bière pression. Ce système dura jusqu’à ce que la technique permette la fabrication de la glace artificielle qui
présente une meilleure garantie d’hygiène. A Lachapelle ce procédé fut mis en place en 1950 et donna lieu à la construction d’un nouveau bâtiment. La glace artificielle permet le rafraîchissement dans les verres, elle était également livrée aux bouchers pour maintenir les chambres froides. Cette glace était vendue, contrairement à la glace naturelle et, elle présentait l’inconvénient d’une moins longue conservation.
La grande glacière constituait une grande réserve de froid à moindre frais. En maintenant une température constante de 3 degrés cette glace servait surtout à refroidir la salle de fermentation et les caves de garde. Par ailleurs l’eau de la fonte, récupérée, était utilisée pour le refroidissement du moût (jus très sucré à base
de constituants du malt, amidon et protéines) entre la salle de brassage et la salle de
fermentation. Ce froid naturel, une fois stocké réduit considérablement l’apport de froid artificiel dans les caves, celui-ci étant utilisé cependant lorsque l’on ne pouvait pas faire la glace à l”étang. Les parois des glacières étaient blanchies à la chaux et le fond présentait tout autour des rigoles aménagées dans le ciment. Ce fond était garni de rondins laissant aussi la possibilité à l’eau de fonte d’être évacuée et récupérée. L’ensemble était nettoyé chaque année avant l’arrivée des grands froids. Le plafond était voûté laissant une légère circulation d’air car le refroidissement obtenu était maintenu par la circulation de l’air à une température et à un
degré d’humidité constants.